Le texte ci-après est extrait d'une contribution de Gilles Pidard à paraître en septembre 2007 dans l'ouvrage collectif La Télévision des Trente Glorieuses, culture, politique, société (1945-1975), dir. par Evelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy, CNRS Editions.
Le premier magazine rock à la télé
Bouton Rouge débute le 16 avril 1967 sur la 2ème chaîne. Produite par André Harris et Alain de Sédouy[1] et réalisée par Jean-Paul Thomas, elle est présentée par Pierre Lattès. Celui-ci débute au Pop Club de José Artur en 1966, collabore à Jazz Hot et à Rock & Folk. Il signe la rubrique "Méchamment rock" dans L'Hebdo Hara Kiri, puis Charlie Hebdo en changeant de pseudonyme chaque semaine pour éviter les pressions des maisons de disques. En avril 1969, il quitte le Pop Club très brutalement, lorsque Lucien Morisse lui propose une émission musicale sur Europe 1, Periphérik, qu'il présente avec Sam Bernett. Mais l'expérience, destinée à remplacer Salut les copains, tourne court, Lattès refusant catégoriquement de diffuser Mireille Mathieu ! Il revient travailler au Pop Club et produit aussi sur France Inter (1970), Mon fils avait raison, un invité célèbre et son fils débattent de sujets de société et confrontent leurs goûts musicaux. Il entre ensuite à France Culture (Boogie 1973-74) et France Musique pour y mettre en place plusieurs émissions musicales.
Pierre Lattès se souvient des débuts : "Parallèlement à ma chronique dans le Pop Club, je m'occupe de Bouton Rouge, la première émission de rock à la télé. Nous n'avons aucun budget, et nous sommes obligés de nous débrouiller par des connaissances pour avoir des groupes comme les Moody Blues, le Pink Floyd ou Cream rien que pour nous. Les formations profitent quelquefois d'un petit dédommagement, 200 livres sterling pour Cream, mais en général on ne les paye pas."[2]
D'abord insérée dans 16 millions de jeunes [3] (le premier titre étant A plein tube ), l'émission est destinée aux 16-20 ans. Composée d'une série de reportages et de séquences musicales pré-enregistrées, la formule évoluera vers une partie plateau. Les auteurs souhaitent que Bouton Rouge devienne le "rendez-vous des copains". D'abord en noir et blanc, elle passe en couleurs. L'habillage de l'émission n'hésite pas à recourir aux effets techniques à la mode, notamment pour le générique : "L'ocre des guitares électriques qui flamboie, les effets de trucages psychédéliques qui poudroient dans la séquence américaine de Jefferson Airplane, c'est beau.(...)Ça vous balance en pleine musique "Pop"[4]. Délaissant les idoles du yéyé, elle fait la part belle aux meilleures formations étrangères du moment (Steve Miller Band, Yardbirds) qui se produisent en extérieur comme cette séquence fameuse du groupe Captain Beefheart filmé sur la plage de Cannes durant le MIDEM[5] ou en direct dans la pièce 6547 qui sert de studio d'enregistrement. Pierre Lattès y trône face à un pupitre duquel il présente les musiciens et distille les dernières informations sur le rock et surtout traite du courrier reçu (pas moins de 150 à 200 lettres par semaine). "Il est étonnant de s'apercevoir que Bouton Rouge est une émission regardée par les classes populaires. Les lettres que nous recevons viennent d'ouvriers, d'employés, de jeunes de toutes classes. Ils fraternisent dans la "pop music" comme y fraternisent les races(...)."[6] Avant tout journalistes, les auteurs souhaitent surtout décrire à travers la musique l'évolution de la jeunesse des années soixante. En témoignent ces extraits du courrier des téléspectateurs : "je vous félicite d'avoir réveillé, énervé, bousculé l'ORTF(...) Bouton Rouge est la seule émission où les jeunes retrouvent leurs problèmes et leurs goûts dans chacune de vos séquences(...)" ou encore, cette lettre d'un agent de la force publique de Lille qui affirme : "Grâce à vous, je suis devenu rock!".
A plusieurs reprises, l'émission se fait l'écho du désarroi de la jeunesse de 1968. « Un dimanche à Bourg en Bresse [7] évoque l’ennui ressenti par deux jeunes lycéens de 18 ans dans une province rythmée par les défilés d'anciens combattants et les sorties de la messe. Le film démarre avec en fond sonore la chanson "In the loneliness". Suit l'interview d'un groupe de jeunes à un concert de rock. Tous travaillent (peintres, mécano, employé de bureau). "Ils font du rock pour s'amuser, pour passer le temps", entend-on en voix off. " A Bourg en Bresse, on préfère pas jouer, les gens vous critiquent facilement, nos vêtements, nos cheveux longs, il suffit d'être habillés excentriquement...on n'a pas notre place dans la société. Nous sommes yéyé, nous sommes modernes" déclarent-ils. Vue sur un bal musette. "Les boîtes de nuit, c'est inaccessible, la ville est trop bourgeoise. Nous nous ennuyons. Le club de jeunes, ce n'est pas intéressant.(...) La musique pop, on ne la connaît que par les disques, un peu par la télé, la radio. On n'a jamais mis les pieds dans une boîte de nuit, les petits bals de campagne c'est tout ce que nous avons. (...) Le sport on peut pas toujours en faire. (...) Les filles sont casanières. Après le sport, les pantoufles c'est un peu leur but. Pas nous. Notre but : faire beaucoup de choses, (...) sortir de ce trou. Les gens de la capitale ont le droit de s'amuser pas nous.(...)". Le reportage se clôt sur les déambulations des deux garçons dans les rues tristes de leur ville. Même constat deux mois plus tard avec le portrait de José[8], jeune immigré espagnol vivant en Alsace, fan d'Otis Redding ("dans un monde sans musique, je serais complètement paumé"). Il crie son désespoir de devoir vivre dans cette province refermée sur elle-même ("Il m'arrive de cogner des gens, d'exploser"). La fin du reportage le voit partir jetant des oeufs sur la pancarte à la sortie du village....
Bouton Rouge disparaît dans la tourmente de Mai 68.
Pierre Lattès animera Rock en Stock de janvier 1972 à février 1974 sur la 1ère chaîne. Réalisée par Gilles Daude[9] en noir et blanc, elle privilégiera le plan-séquence et le son direct, se situant d'emblée aux antipodes des émissions de variétés habituelles, dans la suite logique de Bouton Rouge, mêlant séquences musicales (Dick Rivers, MC5) et interviews.
[1] Producteurs de Zoom et du film Le chagrin et la pitié, réalisé par Marcel Ophüls et longtemps interdit de diffusion à la télévision française.
[2] Le rock et la plume, textes rassemblés par Gilles Verlant, 2000, Paris, Editions Hors Collection, p. 233.
[3] Cette émission produite et réalisée par les mêmes depuis avril 1964, " dissèque, chaque semaine, (...) le malaise social et culturel des jeunes" (Marie-Françoise Lévy dans Les sixties. Années utopies, 1996, Paris, Somogy, p. 183). Elle disparaît comme Bouton Rouge en mai 1968.
[4] Monique Lefebvre, Télérama n° 957, avril 1968, p.6-7
[5] Cette séquence est disponible sur le coffret Grow fins. Rarities 1965-82, Revenant Records, 1999.
[6] Télérama, op. cit.
[7] Reportage de Michel Lebayon dans Bouton Rouge du 3/2/1968
[8] Reportage de Guy Demoy dans Bouton Rouge du 13/4/1968.
[9] Elève de Raoul Sangla (Discorama avec Denise Glaser) et assistant de Claude Ventura sur Tous en scène et Pop 2.
Bouton Rouge débute le 16 avril 1967 sur la 2ème chaîne. Produite par André Harris et Alain de Sédouy[1] et réalisée par Jean-Paul Thomas, elle est présentée par Pierre Lattès. Celui-ci débute au Pop Club de José Artur en 1966, collabore à Jazz Hot et à Rock & Folk. Il signe la rubrique "Méchamment rock" dans L'Hebdo Hara Kiri, puis Charlie Hebdo en changeant de pseudonyme chaque semaine pour éviter les pressions des maisons de disques. En avril 1969, il quitte le Pop Club très brutalement, lorsque Lucien Morisse lui propose une émission musicale sur Europe 1, Periphérik, qu'il présente avec Sam Bernett. Mais l'expérience, destinée à remplacer Salut les copains, tourne court, Lattès refusant catégoriquement de diffuser Mireille Mathieu ! Il revient travailler au Pop Club et produit aussi sur France Inter (1970), Mon fils avait raison, un invité célèbre et son fils débattent de sujets de société et confrontent leurs goûts musicaux. Il entre ensuite à France Culture (Boogie 1973-74) et France Musique pour y mettre en place plusieurs émissions musicales.
Pierre Lattès se souvient des débuts : "Parallèlement à ma chronique dans le Pop Club, je m'occupe de Bouton Rouge, la première émission de rock à la télé. Nous n'avons aucun budget, et nous sommes obligés de nous débrouiller par des connaissances pour avoir des groupes comme les Moody Blues, le Pink Floyd ou Cream rien que pour nous. Les formations profitent quelquefois d'un petit dédommagement, 200 livres sterling pour Cream, mais en général on ne les paye pas."[2]
D'abord insérée dans 16 millions de jeunes [3] (le premier titre étant A plein tube ), l'émission est destinée aux 16-20 ans. Composée d'une série de reportages et de séquences musicales pré-enregistrées, la formule évoluera vers une partie plateau. Les auteurs souhaitent que Bouton Rouge devienne le "rendez-vous des copains". D'abord en noir et blanc, elle passe en couleurs. L'habillage de l'émission n'hésite pas à recourir aux effets techniques à la mode, notamment pour le générique : "L'ocre des guitares électriques qui flamboie, les effets de trucages psychédéliques qui poudroient dans la séquence américaine de Jefferson Airplane, c'est beau.(...)Ça vous balance en pleine musique "Pop"[4]. Délaissant les idoles du yéyé, elle fait la part belle aux meilleures formations étrangères du moment (Steve Miller Band, Yardbirds) qui se produisent en extérieur comme cette séquence fameuse du groupe Captain Beefheart filmé sur la plage de Cannes durant le MIDEM[5] ou en direct dans la pièce 6547 qui sert de studio d'enregistrement. Pierre Lattès y trône face à un pupitre duquel il présente les musiciens et distille les dernières informations sur le rock et surtout traite du courrier reçu (pas moins de 150 à 200 lettres par semaine). "Il est étonnant de s'apercevoir que Bouton Rouge est une émission regardée par les classes populaires. Les lettres que nous recevons viennent d'ouvriers, d'employés, de jeunes de toutes classes. Ils fraternisent dans la "pop music" comme y fraternisent les races(...)."[6] Avant tout journalistes, les auteurs souhaitent surtout décrire à travers la musique l'évolution de la jeunesse des années soixante. En témoignent ces extraits du courrier des téléspectateurs : "je vous félicite d'avoir réveillé, énervé, bousculé l'ORTF(...) Bouton Rouge est la seule émission où les jeunes retrouvent leurs problèmes et leurs goûts dans chacune de vos séquences(...)" ou encore, cette lettre d'un agent de la force publique de Lille qui affirme : "Grâce à vous, je suis devenu rock!".
A plusieurs reprises, l'émission se fait l'écho du désarroi de la jeunesse de 1968. « Un dimanche à Bourg en Bresse [7] évoque l’ennui ressenti par deux jeunes lycéens de 18 ans dans une province rythmée par les défilés d'anciens combattants et les sorties de la messe. Le film démarre avec en fond sonore la chanson "In the loneliness". Suit l'interview d'un groupe de jeunes à un concert de rock. Tous travaillent (peintres, mécano, employé de bureau). "Ils font du rock pour s'amuser, pour passer le temps", entend-on en voix off. " A Bourg en Bresse, on préfère pas jouer, les gens vous critiquent facilement, nos vêtements, nos cheveux longs, il suffit d'être habillés excentriquement...on n'a pas notre place dans la société. Nous sommes yéyé, nous sommes modernes" déclarent-ils. Vue sur un bal musette. "Les boîtes de nuit, c'est inaccessible, la ville est trop bourgeoise. Nous nous ennuyons. Le club de jeunes, ce n'est pas intéressant.(...) La musique pop, on ne la connaît que par les disques, un peu par la télé, la radio. On n'a jamais mis les pieds dans une boîte de nuit, les petits bals de campagne c'est tout ce que nous avons. (...) Le sport on peut pas toujours en faire. (...) Les filles sont casanières. Après le sport, les pantoufles c'est un peu leur but. Pas nous. Notre but : faire beaucoup de choses, (...) sortir de ce trou. Les gens de la capitale ont le droit de s'amuser pas nous.(...)". Le reportage se clôt sur les déambulations des deux garçons dans les rues tristes de leur ville. Même constat deux mois plus tard avec le portrait de José[8], jeune immigré espagnol vivant en Alsace, fan d'Otis Redding ("dans un monde sans musique, je serais complètement paumé"). Il crie son désespoir de devoir vivre dans cette province refermée sur elle-même ("Il m'arrive de cogner des gens, d'exploser"). La fin du reportage le voit partir jetant des oeufs sur la pancarte à la sortie du village....
Bouton Rouge disparaît dans la tourmente de Mai 68.
Pierre Lattès animera Rock en Stock de janvier 1972 à février 1974 sur la 1ère chaîne. Réalisée par Gilles Daude[9] en noir et blanc, elle privilégiera le plan-séquence et le son direct, se situant d'emblée aux antipodes des émissions de variétés habituelles, dans la suite logique de Bouton Rouge, mêlant séquences musicales (Dick Rivers, MC5) et interviews.
[1] Producteurs de Zoom et du film Le chagrin et la pitié, réalisé par Marcel Ophüls et longtemps interdit de diffusion à la télévision française.
[2] Le rock et la plume, textes rassemblés par Gilles Verlant, 2000, Paris, Editions Hors Collection, p. 233.
[3] Cette émission produite et réalisée par les mêmes depuis avril 1964, " dissèque, chaque semaine, (...) le malaise social et culturel des jeunes" (Marie-Françoise Lévy dans Les sixties. Années utopies, 1996, Paris, Somogy, p. 183). Elle disparaît comme Bouton Rouge en mai 1968.
[4] Monique Lefebvre, Télérama n° 957, avril 1968, p.6-7
[5] Cette séquence est disponible sur le coffret Grow fins. Rarities 1965-82, Revenant Records, 1999.
[6] Télérama, op. cit.
[7] Reportage de Michel Lebayon dans Bouton Rouge du 3/2/1968
[8] Reportage de Guy Demoy dans Bouton Rouge du 13/4/1968.
[9] Elève de Raoul Sangla (Discorama avec Denise Glaser) et assistant de Claude Ventura sur Tous en scène et Pop 2.
18 commentaires:
Mais qu'est donc devenu Pierre Lattès ???
je me pose la meme qustion !
Il a produit les meilleurs albums de Gong (Camembert Electrique) ou Higelin (Champagne) mais (sur)vit à Paris, un peu comme une Rolls abandonnée dans un champ.
Merci beaucoup pour ce très intéressant texte sur le parcours de Mr Pierre Lattès.
Je l'ai croisé il y a un an environ, un peu vieilli, un peu grossi, une Rolls abandonnée, dommage, c'était Dieu.
ça fait longtemps que je ne l'ai pas vu mais un précurseur avec BOUTON ROUGE qui reste pour moi comme la plus belle émission sur le POP. Il reste comme Bernard Lenoir et Patrice Blancfranquard un vrai amoureux de la musique.
Bonjour
qui se souvient du titre de l'indicatif de l'émission Boogie de Pierre Lattes sur France Inter ? Etait-ce un morceau d'Anthony Braxton ?
Merci, et merci Pierre Lattes pour tout ce que vous m'avez fait découvrir quand j'étais petit (Legrand matin)
Oui, merci à Pierre Lattes qui fut un "grand". Est-il toujours impliqué dans des activités musicales/radiophoniques?
C"est grâce à Pierre Lattès, du Pop Club à Rock En Stock - j'étais un peu jeune pour "Bouton Rouge" - en passant par Rock & Folk que je suis tombé dans la marmite étant adolescent. Ma vie n'aurait pas été la même sans lui. Merci pour tout.
Bonjour à tous, un grand merci à Pierre Lattès, pour cette émission Bouton Rouge, qui reste bien ancrée dans ma mémoire. Les passages en direct des groupes de cette époque étaient fantastiques.
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